
Au contraire d’autres spiritueux, le cognac fait bon ménage avec l’eau gazeuse. Des recettes de cocktails exploitent cette particularité. Ce n’est pas une raison pour en arpenter la région un jour de pluie.
Manque de chance, le vendredi de mon excursion à Cognac est un jour humide. C’est même l’un des deux seuls, dans une semaine ensoleillée. Sur ces terres au climat accueillant qui connaissent, dit-on, deux mille heures de ciel pur à l’année, j’affronte la triste exception d’un week-end automnal.

La pluie complique beaucoup la vie du marcheur, qui tâche de garder ses effets au sec dans un sac ruisselant. Elle n’est pas tendre non plus au photographe ni au vidéaste, dont les appareils délicats craignent l’humidité — sans parler des objectifs embués ou des couleurs ternies par le manque de lumière. Même le chasseur de sons est gêné : sous l’averse, les oiseaux chantent moins, les promeneurs se font rares ; à tous les bruits se mêle un genre de parasitage mouillé qui les trahit.
Bref, pour l’écrivain en marche, la pluie est une plaie.




Arrivée à Cognac sous des trombes d’eau. Un petit verre de liqueur, avalé cul-sec et debout (double insulte) dans le premier bistrot venu, me donne du cœur à l’ouvrage.
Le cognac, me dira joliment un producteur : pas besoin d’en avaler. Il suffit d’en appliquer un trait sur la lèvre pour qu’il diffuse ses fragrances à l’égal d’un parfum. Bon… si quand même on en boit (avec modération), c’est comme une lampe qui s’allume dans la poitrine, un vitrail franchi par un midi d’été.

Je ne demande qu’à être initié. À Cognac, il n’y a que l’embarras du choix. Les grandes maisons y ont pignon sur rue, ou plutôt sur Charente. D’opulentes bâtisses, gardiennes des traditions séculaires de la double distillation, bercent dans leurs chais pénombreux des barriques de chêne hors d’âge.

On en compte d’anciennes comme le château royal qui vit naître François Ier, propriété depuis 1795 du baron Otard, et de plus fraîches dont l’architecture mêle maçonnerie contemporaine et reliques historiques, telle la bâtisse Hennessy pavoisée, lors de ma visite, d’un considérable drapeau tricolore.




Est-ce par esprit de contradiction ? Suis-je las des visites guidées qui s’achèvent par l’inévitable dégustation-vente ? J’ai soif d’un autre cognac, le cognac des coulisses ou des confins — celui des petits producteurs dont les vignes, charentaises en majorité, ondulent jusqu’en Dordogne et dans les Deux-Sèvres.
Le hasard m’a mis sur le chemin d’une affaire familiale, les frères Moine, à quelques kilomètres de Cognac. Deux trentenaires et leurs parents y distillent un cognac de caractère, avec du pineau blanc et rosé.
Dès le seuil de la propriété, on devine que le sujet ne sera pas seulement les bouteilles, si talentueuses soient-elles. Une fresque imposante grise toute la façade du chai : les portraits de deux figures tutélaires de l’exploitation, flanqués d’une citation d’Yvonne, la grand-mère, qui continue d’inspirer la lignée Moine, « Bien faire et laisser dire. »
Pour créer ces images géantes, les pochoiristes n’ont pas usé de brosses mais d’un nettoyeur haute pression et de bombes à la craie… Une manière astucieuse d’exploiter le dépôt noir qui se forme naturellement sur les bâtiments abritant du cognac, dû à un champignon, le Torula Compniacensis. Les différentes tonalités de gris ont été obtenues en éclaircissant les murs.

Cette œuvre ingénieuse illustre la volonté des deux frères d’ouvrir leur propriété à l’art contemporain. L’aîné, Yann, lui-même plasticien reconnu, fait mon initiation au cognac et à quelques-uns de ses métiers. En sa compagnie, je rencontre le « fendeur de merrains » Xavier Laurent, chargé d’extraire des billots de chêne le bois utile à la confection des barriques, puis le tonnelier Jean-Marie Quintard qui les assemble.
De retour à Cognac, je lance mes premières foulées dans les rues argentées d’eau céleste.
Mon itinéraire combine l’ordinaire et l’insolite, le discret et l’apparent. Il emprunte la médiévale porte Saint-Jacques, franchie par tous les touristes. Mais il s’attarde aussi sous une enseigne de salamandre qu’on m’a désignée, il fait un détour par le port de plaisance et le vaste parc François Ier, lové dans un méandre du fleuve, dont la pluie a chassé les visiteurs.









La ville garde de beaux vestiges de son passé marchand, le commerce du sel d’abord qui a remonté pendant des siècles, depuis le port en contrebas, la pente douce de la rue Saulnier, celui ensuite du vin et des eaux-de-vie perpétué jusqu’à nos jours.




Voûté sous mon parapluie, je relève ici et là les indices de ces négoces anciens : entrepôts aux larges portes roulantes, poulies oxydées que j’imagine hisser des plateaux de barriques, écriteaux dont les plus récents sont traduits en russe…
Pour mémoire, 97 % du cognac s’exporte. C’est une boisson en vogue aux États-Unis et en Chine mais curieusement affligée, chez nous, d’une image désuète d’alcool-à-papa. Sous l’influence peut-être des films américains, nos concitoyens lui préfèrent une autre boisson ambrée, le whisky.



La religion façonne aussi l’aspect de la ville, mais d’une façon discrète et presque allusive. L’église Saint-Sauveur, majestueuse au-dedans, se fond dehors dans l’alignement des boutiques ; le couvent des Récollets, devenu Maison des Associations, est envahi de présentoirs et d’affiches ; quant à l’église Saint-Martin, c’est la plus mal lotie : on ne sait de quoi plus la plaindre, soit du centre commercial poussé dans son voisinage, soit de son antique cimetière mérovingien devenu square à toutous.




La Charente coule en contrebas, étrangère à ces agitations. Malgré les averses aléatoires dont pétille sa surface, je suis saisi par la clarté de ses eaux. Par leur lenteur, aussi : face à l’île de la Reine, elle semble presque à l’arrêt. Quand il fait beau, la ville doit s’y mirer comme dans un étang.






À mesure qu’avance la journée, la lumière décline et s’allument les réverbères. C’est l’heure où d’habitude, mon circuit bouclé, je m’abrite dans un café. Pas cette fois. La nuit de Cognac m’enchante par les tons fauve, miel, caramel dont l’éclairage public nappe les rues et les façades. Toute la « robe » des liqueurs d’ici ! C’est comme si, le soir venu, la vieille ville s’immergeait dans l’eau-de-vie ambrée.







Sur une colline dominant la Charente, les « Jardins respectueux » forment un laboratoire végétal et artistique à ciel ouvert. On y pratique la culture de fruits et de légumes mais aussi l’échange de graines, l’apiculture amateur, l’élevage d’insectes et de volaille, le land-art potager (…), des activités relayées par d’autres sites pour servir un objectif commun : sensibiliser et éduquer à l’environnement.
Cependant, ma visite intervient hors saison. Rémi, mon guide à travers les Jardins, m’en fait sobrement la remarque. Drôle d’idée d’herboriser en novembre, dans cet air humide.
L’hivernage va commencer, période de repos pour la vie sauvage, mais, pour les quatre salariés de l’association toujours à l’œuvre, le temps du bricolage, du démontage et du rangement. En outre, c’est un lendemain de fête : voici peu se tenait la Fête de la Courge, rendez-vous annuel des Jardins voué à leur produit totémique, dont d’imposants spécimens bossuent les abords du domaine.
Je dois reprendre le volant avant que le marathon de Cognac prenne lui le départ. On m’a averti de routes coupées et de longues déviations, pour la dix-septième édition (pluvieuse, donc) de cette course au milieu des vignes. Hier, les frères Moine se préparaient à accueillir les coureurs, comme d’autres maisons de Cognac sur le circuit.
Cependant, la route du retour passe à proximité du village d’où s’échapperont bientôt les quelques deux mille athlètes inscrits à la compétition. J’y tourne mes dernières images.
Ce sont aussi mes dernières impressions du terroir de cognac, à qui, somme toute, cette météo aqueuse sied plutôt bien.
Aux pavés fondus des vieilles rues, à la panse moussue des barriques, aux chais noircis par le torula, à tout ce décor empreint de temps et de patience, qu’apporte la pluie ? Une touche de mystère, peut-être d’élégance.
Il n’y manque que la note chaude d’une eau-de-vie au fond d’un verre tulipe.



















